Lettre ouverte contre les violences institutionnelles dans l'art et la culture

Lettre ouverte contre les violences institutionnelles dans l'art et la culture
Pourquoi cette pétition est importante
Le 10 décembre 2021, Julie Faitot, directrice de la Galerie Duchamp à Yvetot, s'est vu notifier le non-renouvellement de son contrat par la municipalité d’Yvetot, autorité de tutelle de la Galerie Duchamp. Cette notification est intervenue trois semaines avant le terme de son contrat et cinq jours avant son départ en congé annuel, et sans notification préalable.
Depuis son arrivée à la Galerie Duchamp il y a quatre ans, Julie Faitot, en collaboration avec son équipe, a porté la demande de labellisation de la Galerie Duchamp en tant que centre d'art contemporain d'intérêt national. La labellisation a été obtenue le 15 novembre 2021. À ce titre, elle a écrit et mis en œuvre un projet artistique et culturel ouvert sur la ville et son territoire. Ce projet comprenait l’élargissement des horaires d’ouverture aux dimanches et vacances scolaires, la mise en place de résidences de création chez des agriculteur·rice·s et au centre-socio culturel, la constitution d’un parcours triennal de résidences, l’instauration de workshops et de rencontres dans douze établissements scolaires. Julie Faitot a également engagé la restructuration administrative de la Galerie Duchamp afin que le statut et la rémunération des équipes correspondent aux missions effectivement confiées et que les relations entre le Conseil municipal de la Ville d’Yvetot et les instances du centre d’art soient précisément définies. Durant la période de pandémie de COVID-19, Julie Faitot a poursuivi le travail de soutien à la création en éditant deux livres d'artistes, et a mis en place un podcast permettant de renouveler le rapport aux expositions en raison de leur fermeture ; elle a maintenu à distance, sous différentes formes, les enseignements artistiques proposés par le lieu.
Julie Faitot est une professionnelle reconnue et estimée par ses collègues. Nous savons son sérieux et son engagement. Sa direction à la Galerie Duchamp a contribué à la réputation du lieu par la qualité de son travail avec l’équipe, les artistes, les publics, et la pertinence de sa programmation artistique. L'annonce brutale de son départ n’a pas permis une passation sereine, ni dans des conditions professionnelles, avec son successeur, pas plus que la finalisation de projets artistiques en cours, ce qui a affecté les artistes invité·e·s et les membres de l’équipe du centre d’art.
En décembre 2021, la procédure de recrutement pour la direction n’a pas respecté les règles prévues par le décret n° 2017-432 du 28 mars 2017 relatif aux labels et au conventionnement dans les domaines du spectacle vivant et des arts plastiques. En effet, pour le recrutement de la direction des centres d'art contemporain labellisés d'intérêt national (CACIN), l'article 5 requiert la diffusion nationale d’un appel à candidatures dans les canaux professionnels habituels ; un jury associant des personnalités qualifiées et des représentant·e·s de l’État et des collectivités partenaires ; la présentation par les candidat·e·s d'un projet artistique. Or, le recrutement a été effectué sur la seule base d’une lettre de motivation et d’un curriculum vitae et de manière unilatérale par la Ville d’Yvetot. Pour quelles raisons cela a-t-il été possible ?
Cette situation nous paraît symptomatique d’autres, où des pouvoirs locaux s’octroient le droit de censurer des programmations, d’imposer des choix artistiques au détriment du travail des équipes, voire de fermer des lieux d'art. Or, le label de CACIN et les CPO (conventions pluriannuelles d’objectifs) associant État et collectivités locales, sont censé·e·s protéger les centres d’art de telles décisions unilatérales.
Les conditions de ce recrutement font par ailleurs écho à plusieurs cas récents de violences institutionnelles en France et à l’étranger. En tant que professionnel·le·s de l’art, nous sommes préoccupé·e·s : ces violences institutionnelles menacent durablement nos métiers, nos conditions de travail, notre réputation. Elles découragent les professionnel·le·s à poursuivre leurs activités et rompent le rapport de confiance avec les publics.
En tant qu’acteur·rice·s engagé·e·s dans le soutien à la création contemporaine et la diffusion artistique, nous demandons à la Ministre de la Culture une réaction claire et forte.
Tout d’abord pour que la loi, égale pour toutes et tous, soit respectée : la Ville d’Yvetot a volontairement et explicitement choisi de se placer sous les auspices du décret de 2017 en sollicitant le label Centre d’art contemporain d’intérêt national ; elle y a dérogé en connaissance de cause : la procédure de recrutement de l’actuelle direction est donc illégale. Le droit (article 7 du décret de 2017) commanderait par conséquent que le label soit suspendu si une nouvelle procédure de recrutement, conforme au décret, n’est pas relancée.
Ensuite, la loi Liberté de Création, Architecture et Patrimoine de 2015 et les labels qui en sont le prolongement font des centres d'art un bien commun, des structures qui incarnent des politiques publiques et qui visent à garantir l’égal accès de tous et toutes, sur tout le territoire national, à la création d’aujourd’hui sous toutes ses formes, y compris les plus expérimentales. Le label n’est pas une récompense attribuée aux tutelles de ces lieux labellisés mais davantage la reconnaissance d’un engagement – et d’une responsabilité.
Il ne s’agit pas de remettre en cause les compétences ni les qualités du nouveau directeur, mais les procédés de la mairie d’Yvetot. Il nous semble en effet impossible que soit réduite à néant la valeur du label pour lesquels des équipes nombreuses, partout en France, travaillent avec assiduité, engagement et abnégation.
Ainsi nous demandons :
- Que les procédures de recrutement des directions et la gestion des centres d'art labellisés d'intérêt national prescrites par la loi soient appliquées avec toute l’exigence requise par le ministère de la Culture.
- Qu'un chantier soit engagé de toute urgence visant à garantir l’autonomie juridique des centres d'art à l’égard des tutelles, notamment locales, et mis en place un organe d’évaluation des pratiques professionnelles dans les lieux labellisés, auxquels participent les syndicats et les associations professionnel·le·s des arts visuels.
- Que soient enfin mis en place un observatoire des violences institutionnelles et une cellule d’alerte, au sein du ministère de la Culture, avec la participation, des syndicats et des associations professionnel·le·s des arts visuels.
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Cette lettre a été rédigée par un collectif de professionnel·le·s de l’art, français·e·s et internationaux·le·s et signée par :
Joan Ayrton, artiste et professeure en école d’art, Nice ; Héloïse Bariol, artiste et potière, Rouen ; Mark Brown, paysagiste ; Benjamin Bonaventure, artiste et musicien, Rouen ; Virginie Bobin, curatrice et chercheuse ; Simon Boudvin, artiste, Paris ; Ève Chabanon, artiste ; Stéphanie Cherpin, artiste, Paris ; Sonia Chiambretto, poète et metteuse en scène, Manosque ; Catherine Contour, danseuse et chorégraphe ; Théo-Mario Coppola, curateur et critique d’art, Paris ; Delphine Debord-Garcia, artiste ; Alexandre Delabrière, régisseur général, Le SHED – centre d’art contemporain, Rouen ; Vanessa Desclaux, responsable service des publics, Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA ; Alexandrine Dhainaut, critique d’art et curatrice indépendante ; Antoine Duchenet, artiste, Caen ; Patricia Falguières, professeure à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris ; Agnès Geoffray, artiste, Paris ; Alain Germain, plasticien-metteur en scène, et Vincent Vivès, universitaire, directeurs artistiques et propriétaires du château du Bosmelet, lieu d’art, d'échange et de culture ; Antoine Giard, artiste, Caen ; Adèle Hermier, curatrice et coordinatrice des transmissions, Le SHED – centre d’art contemporain, Rouen ; Charlie H. Jeffery, artiste ; Grégory Jérôme, responsable formation continue – informations juridiques pour les artistes en école d’art, Strasbourg ; Elisabeth Lebovici, historienne de l’art, journaliste et critique d’art, Paris ; Sandra Lecoq, artiste, Nice ; Jérôme Letinturier, directeur de 2angles, relais culturel régional, Flers ; Jonathan Loppin, artiste et directeur artistique du SHED – centre d’art contemporain, Rouen ; Daphné Mallet, curatrice, Longueil ; Éric Mangion, directeur de la Villa Arson – centre national d’art contemporain, Nice ; Bevis Martin & Charlie Youle, artistes, Nantes ; Anita Molinero, artiste, Paris ; Grégoire Motte, artiste ; Stéphanie Nava, artiste ; Aurèle Orion, artiste et menuisier, Rouen ; Thierry Pécou, compositeur, Rouen ; Julie Pellegrin, commissaire d'exposition, pensionnaire Académie de France à Rome-Villa Médicis ; Justine Pluvinage, artiste, Lille ; Josué Rauscher, artiste ; Delphine Reist, artiste et professeure en école d’art, Genève ; Émilie Renard, directrice de Bétonsalon, centre d'art et de recherche, Paris ; Camille Richert, historienne de l’art ; Éléonore Saintagnan, artiste, Bruxelles ; Karin Schlageter, curatrice et critique d’art, Marseille, pensionnaire de la Villa Kuyujama, Kyoto ; Alice Schÿler-Mallet, artiste et curatrice, Gruchet-Saint-Siméon ; Philippe Terrier Hermann, artiste, chercheur et professeur en école d’art ; Stéphane Thidet, artiste, Paris ; Yoann Thommerel, poète et metteur en scène, Paris ; Philémon Valorne, artiste ; Tatiana Wolska, artiste, Bruxelles ; Norman Yamada, compositeur ;
Légende : Stéphanie Nava, Considering a Plot (Dig for Victory), 2009-2018. © Marc Domage.