Enceinte néolithique de Bure-Saudron : fouille préventive ou destruction programmée ?

Enceinte néolithique de Bure-Saudron : fouille préventive ou destruction programmée ?
Les diagnostics réalisés courant 2016 sur plus de 300 ha préalablement à l’implantation d’un centre d’enfouissement de déchets nucléaires à la limite des communes de Bure (Meuse) et Saudron (Haute-Marne) ont révélé la présence d’une grande enceinte subovalaire jusqu’ici inconnue. En l’absence de matériel caractéristique, 3 échantillons C14 prélevés en fond de fossé l’attribuent de manière convergente à la première moitié du 4° millénaire (Néolithique moyen II du Bassin parisien, Jungneolithikum de la chronologie rhénane). L’enceinte de Bure-Saudron est implantée en plein plateau jurassique, à bonne distance des grandes rivières, un type de contexte très peu documenté dans le Bassin parisien. Au plan géographique, sa position aux limites des aires Michelsberg et NMB lui confère une importance particulière en termes de définition des aires culturelles, dans un secteur où les sites « contemporains » les plus proches (Plichancourt dans le Perthois et Cohons, aux portes de la Bourgogne) sont éloignés de 50 à 70 km.
Avec 35 ha de surface interne, il s’agit en outre d’un très grand site enclos pour le Bassin parisien et même au-delà. Il faut rappeler que dans le bassin de la Seine, les enceintes de fond de vallée datées de cette période ne dépassent pas 20 ha (Plichancourt, Châtenay-sur-Seine, Villers-Carbonnel) et que des sites majeurs comme Noyen-sur-Seine (8 ha) ou Bazoches-sur-Vesle (12 ha) sont de taille bien inférieure. Sur la Meuse, le barrage de Mairy délimite une surface de 25 à 30 ha au plus, et la surface estimée des sites de hauteur les moins mal connus (Bourg-et-Comin) ne dépasse pas cet ordre de grandeur. Dans toute l’aire Michelsberg, les sites de taille nettement supérieure (plus de 50 ha) se comptent pratiquement sur les doigts d’une main : quelques très rares enceintes rhénanes (Urmitz, Schierstein) ou mosanes (Jülich) atteignent la centaine d’ha, la surface estimée des plus importants sites de hauteur (Hofheim-Kapellenberg, Ottenburg) serait d’environ 60 ha. A part ces quelques sites « hors normes », la surface des grands sites allemands ou belges est comprise entre 20 et 30 ha, et peu d’entre eux approchent les dimensions de l’enceinte de Bure.
Encore plus rares sont les sites enclos qui ont fait l’objet d’investigations internes importantes. Dans le Bassin parisien, Mairy est le seul site de taille comparable à avoir fait l’objet d’une fouille importante de son espace interne. Les enceintes sérieusement documentées sur ce plan sont rares, et les contextes de plateau pratiquement inconnus. Ces données sont pourtant cruciales pour dépasser la simple typologie descriptive des enceintes - au sens restreint de leur système de clôture - et pour mieux comprendre le mode d’occupation de ces sites, leurs fonctions et plus largement la signification des enceintes dans le contexte socio-culturel de cette période.
Totalement incluse dans l’emprise du projet Cigeo, l’enceinte de Bure-Saudron offre justement l’opportunité inédite et probablement unique d’étudier intégralement une très grande enceinte de plateau, dans un secteur virtuellement inconnu pour cette période. Les indices d’occupation internes sont certes limités et mal calés chronologiquement, mais on sait qu’en diagnostic, les traces d’occupations les plus anciennes peuvent être très discrètes, ne sont pas toujours reconnues comme anthropiques et, quand elles le sont, ne sont souvent pas phasées faute de matériel associé. La vérification par la fouille s’impose donc, particulièrement sur un site qu’on peut d’emblée considérer comme exceptionnel et qui est, rappelons-le, intégralement menacé de destruction.
C’est sur ces bases que les agents en charge du dossier au SRA Grand-Est (sites de Châlons et Metz) ont, en parfaite cohérence avec les enjeux scientifiques rappelés plus haut, proposé la fouille intégrale du fossé et de la totalité de la surface interne de l’enceinte. Cette proposition, qui avait fait l’objet d’un premier avis favorable des experts de la CIRA, a pourtant été considérée comme excessive par les représentants de la SDA et modifiée en conséquence : si la fouille intégrale du fossé d’enceinte est bien maintenue, la surface interne ne fait plus l’objet que d’une fouille partielle sur un quart de sa superficie.
Cette décision est calamiteuse pour l’étude du site. Elle ruine d’avance toute possibilité de compréhension de l’espace interne : s’il existe des traces d’occupation cohérentes, comment comprendre leur organisation à partir d’un quart de la surface ? Si elles sont absentes du quart fouillé, comment extrapoler cette absence aux trois quarts restants ? Où est la prise en compte de l’intérêt scientifique du site ? Où est l’équilibre entre l’aménagement du territoire et la sauvegarde du patrimoine enfoui voulu par la loi ?
Au total, on ne peut que constater que cette décision n’a rien à voir avec l’intérêt du site ou une démarche scientifiquement cohérente, et ne se « justifie » que par une volonté de limiter les prescriptions érigée en véritable dogme – ici contre l’avis des agents en charge du dossier, contre l’avis des experts et s’il le faut au prix d’une destruction partielle de site.
Cette décision est incompatible avec les missions de protection et d’étude du patrimoine archéologique confiées à la SDA ; elle doit être retirée. L’enceinte de Bure est, à tous égards, un site exceptionnel pour le Néolithique ; elle doit, comme prévu initialement et validé par les experts CIRA, faire l’objet d’une fouille intégrale avant sa destruction.
Premiers signataires
Ivan PRAUD, Ingénieur de recherche Inrap, directeur adjoint de l’UMR 8215 Trajectoires, responsable de la fouille de l’enceinte d’Escalles (Pas-de-Calais).
François GILIGNY, Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne - chaire Méthodes et théories de l’Archéologie, directeur adjoint de l’UMR 8215 Trajectoires.
Caroline HAMON, Chargée de recherche CNRS, UMR 8215 Trajectoires, médaille de Bronze 2017 du CNRS.
Françoise BOSTYN, Ingénieure de recherche Inrap, UMR 8215 Trajectoires, membre élue du Conseil scientifique de l’Inrap, responsable de la fouille de l’enceinte de Villers-Carbonnel (Somme).
Laurence MANOLAKAKIS, Directrice de recherche CNRS, directrice de l’UMR 8215 Trajectoires, coordinatrice des études lithiques du projet ANR-DFG sur les enceintes Michelsberg (MK-Projekt).
Lamys HACHEM, Ingénieur de recherche Inrap, UMR 8215 Trajectoires, coordinatrice des études archéozoologiques du projet ANR-DFG sur les enceintes Michelsberg (MK-Projekt).
Jérôme DUBOULOZ, Chargé de recherche CNRS, UMR 8215 Trajectoires, membre nommé au Comité National de la Recherche Scientifique, section 31, responsable de la fouille des enceintes de Bazoches-sur-Vesle, Osly-Courtil, Berry-au-Bac…
Olivier WELLER, Chargé de recherche CNRS, UMR 8215 Trajectoires, coordinateur des études spatiales sur les enceintes Michelsberg et les ressources en sel (ANR MK-Projekt).
Michael ILETT, Maître de conférences - enseignement du Néolithique européen, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8215 Trajectoires.